honey

On a envie de bouffer et de mordre les chairs, mordre la poitrine et mettre les mains sur la peau, enlacer, enfoncer et griffer avant de s’évanouir. Il faut être certain que tu es là pour de vrai, se pincer, agripper ton corps de tout son corps. On a faim des peaux séchées par le vent et des mains abîmées par l’attente, on a faim d’oubli au bout du monde, de voir des yeux sans distinguer leur couleur parce qu’ils sont néons de la nuit sans temps. Bouffer les corps sans être repu et sans avoir faim non plus, s’accrocher aux lambeaux.

Dis-moi pourquoi on a peur, pourquoi les mêmes disharmonies qui ne s’épuisent pas, pourquoi chaque fois chercher le cristal.

C’est une de ces nuits artificielles, à l’obscurité bleutée et tachetée. Les semelles des chaussures collent au sol, dehors le sang, l’urine et les verres brisés. Je cours, soudain il a fallu, il a fallu, tu comprends. On se barre sans dire au revoir et on se retourne pour être certain de ne rien revoir.

En cherchant mes clefs dans les poches j’ai trouvé l’angoisse que je n’avais pas semée sur les trottoirs. J’aurais voulu te la donner, l’enfoncer loin dans ta chair et l’étouffer, et la narguer dans les bras d’une autre.

Je vous le dis juste à vous, au cas où, l’angoisse n’est pas un très bon coup. Elle est belle et fière, et fidèle à la manière d’un ange. Elle est froide et sans surprises. Souvent elle crie, et je me tais. Elle parle toujours de nos projets et de pourquoi, toujours pourquoi, c’est fatigant d’entendre ça. Elle me met les nerfs en boule, j’ai besoin d’air, la tromper et vouloir lui faire mal.

J’ai retiré les mains de mes poches pour faire semblant de n’avoir rien senti, et levé la tête pour la remettre dans les nuages. Mais le ciel était clair et plus lucide que moi, j’ai cligné des yeux pour mieux voir,

et les aurores dansaient sans se soucier de rien, à quatre heures du matin,

sans se soucier le moins du monde de savoir si on les regardait danser,

sans se soucier des mains qui cherchent les visages,

sans regards pour les étoiles, sans compassion pour le vent,

les belles filles furieuses s’élançaient en filaments teintés, nues comme des enfants.

Alors j’ai remis mes mains dans les poches et la tête sur la terre, j’ai caressé l’angoisse du bout des doigts pour lui dire que finalement je ne l’oubliais pas, même si les mains effleuraient d’autres peaux, même si elles griffaient pour laisser des traces, je lui ai dit que ça ne voulait rien dire, que c’étaient des histoires à deux balles, qu’il n’y avait qu’elle et à jamais, ne t’en fais pas.

Je lui ai dit que la nuit j’étais loup, un loup-garou, une histoire bestiale.

Que les sens s’exacerbent et les pupilles se dilatent, on respire plus fort pour distinguer les odeurs, on avance plus grand plus vite. La nuit c’est notre oubli et mon refuge, les masques tombent et se brisent avec les verres, les silhouettes s’évanouissent et se recomposent. On a dit fuck à la brûlure du soleil qui n’exige que le vrai et qui me dit aujourd’hui tu as vieilli et demain tu mourras.

Le matin je retrouve les morceaux de verre brisés et collants d’alcool, blanc, gris, beige, ils blessent mes mains qui cherchent le masque brisé. Je suis une bête ouverte, saignée par les morsures, la peau rêche et tendue, déplumée, nue, paisible d’amnésie, apaisée dans la douleur, le ventre brûlant des tessons de verre, je recherche mon odeur, de nouveau il n’y a plus que moi, on s’apprivoise.

La lumière entre, dépose un voile sur les épiphanies de la nuit, sur les loups qui n’ont pas dormi et sur les anges qui arpentaient les rues. Je n’ai plus qu’à regarder le temps qui dure sous le soleil cru, attendre la nuit.

Nestor #2

Nestor n’est pas un ours comme les autres.

Il est un ours qui murmure sous sa couette quand il est endormi. Il articule des choses que nous les humains nous ne comprenons pas, à moins d’écouter de très très près. Mas nous n’écoutons jamais de très très près, parce qu’aucun humain jamais n’est allé dans la caverne de Nestor. Peut-être que si nous y étions, nous entendrions un bruit rauque et nous dirions que c’est celui des vagues et de l’océan.

Nestor deviendrait l’ours-océan des histoires que nous raconterions.

Nestor dort à même la terre, les graviers grincent entre ses poils. C’est pour ça qu’il passe souvent le balai. « Si ce n’est pas moi qui le fais, personne ne le fera » se dit-il. Il a sûrement raison : Nestor a peu de visite.

Nestor fait des rêves la nuit, et il les écrit le matin dans son cahier de rêves. Ce cahier aussi est souvent sale de graviers. Nestor a beau le laisser sur l’étagère, c’est comme si la terre et la poussière volaient dans toute la caverne. Et pourtant il passe le balai, presque tous les jours.

Nestor n’est pas vraiment un ours-océan. Il ne grogne pas comme la mer, non, il parle comme tout le monde. Comme vous, comme moi. Nous nous entendons, n’est-ce pas ? Je ne suis pas l’homme-océan de vos histoires.

Quand Nestor parle la nuit ses mots résonnent sur les parois de la caverne, ils s’entrechoquent. Les mots sont jetés, ils traversent l’air indéfiniment, rien ne les retient. Ils voyagent dans la nuit, dans les nuages et sur la plaine. Parfois le hérisson se réveille, lève la tête et se prend quelques mots dans les oreilles. Alors il se dit que c’est seulement l’ours de la caverne qui ronfle, et il secoue la tête. Pour le hérisson, Nestor est un ours-dans-le-vent, parce que c’est comme le bruit du vent dans les troncs. Le hérisson ensuite n’arrive jamais à se rendormir pour de bon, et il blâme le vent longtemps en se tournant dans son brouillard.

Nestor ne sait pas quelles oreilles il atteint quand il lance des mots dans la plaine, dans la nuit. Souvent il ne sait même pas qu’il les lance, les mots. Pour lui ce ne sont que des rêves que le matin il s’efforce de retranscrire. Et les rêves ne sont pas réels, n’est-ce pas ? Nestor pense que tout se passe sous sa peau, sous la fourrure très épaisse, là-bas très profond. Alors Nestor se sent seul, ces matins-là quand il se réveille et qu’il ne raconte ses voyages fantasmés qu’à lui-même.

Mais les paupières du hérisson se froissent quand il veut voir le soleil. À l’aube seulement, le vent s’est tu.

Nestor #1

Nestor n’est pas un ours comme les autres.

Nestor parle. Il sait dire s’il y aura du vent dans la matinée et peut raconter ses journées d’ours passées à faire des choses d’ours. Parfois, il dit « zut » et « mazette ». Seulement quand il est énervé, par exemple quand la tartine tombe du mauvais côté.

Le matin au réveil, quand il sort de sa caverne, Nestor aime manger une tartine avec du beurre et de la confiture de framboises. Quand il était ourson, papa lui découpait même la croûte des tartines. Maintenant, Nestor sait parler, il est grand et mange la croûte des tartines.

La grotte de Nestor n’est pas anodine. Il en est le propriétaire, cela veut dire qu’il peut faire des peintures sur la paroi avec du miel et personne ne lui dira rien.

L’inconnu pousse entre la mousse et les cailloux

On ne peut pas savoir qui a mordillé l’os noir posé face à moi. Dans la maison trop d’os ont été abandonnés, on pourrait les compter par milliers. Mais celui-là est tout spécial, il fait mal à la tête si on le regarde trop longtemps. J’aimerais bien ronger, ronger le noir pour qu’il arrête de m’habiter, le ronger tout entier et lui faire très mal avec les canines. Petites canines jaunes et usées, mignonnes derrière les lèvres, mignonnes et gentilles que voulez-vous faire à la vie ? Dans la guerre des matières je n’ai pas mon mot à dire.

L’os noir est ma hantise, je veux pulvériser, pulvériser, la pulsion fait serrer les lèvres et je jette la tête en arrière. Je pense à toi et j’aimerais te gifler, très fort, très fort, qu’on renverse ensemble les têtes, je voudrais pulvériser la maladresse de l’inconnu.

Ronger du noir manger l’absence,

Et pourtant,

Il a neigé. Il a neigé de ce blanc qu’on n’avait pas vu souvent, blanc foncé tu sais. Sur la neige, des traces, cartographie des passants humains et des passants chats, et des passants oiseaux aussi. Chacun laisse une empreinte de petit être vivant qui respire et qui marche, qui est un quelque chose de vivant que je ne comprends pas, je ne comprends pas comment on peut ne pas être moi, comment ça serait d’être toi. Comment ça serait d’être l’os noir qui ronge le cerveau posé sur l’étagère. J’attends le fantôme de Noël, j’aimerais qu’on m’explique pourquoi l’os noir ne laisse pas de trace dans le sable froid et blanc qui fait geler le lac du parc.

J’aimerais que le fantôme de Noël m’explique aussi pourquoi il neige parfois et pourquoi parfois non, et pourquoi il pleut et pourquoi le vent et ces traces de pas sur le trottoir, et aussi qu’il me dise qui tu es toi qui n’es pas moi, ce « tu » du « tu sais ». Pourtant tu dois bien savoir qui tu es, dis-le moi s’il te plaît, promis juré je ne le répéterai pas, ni aux mouettes qui marchent sur le lac gelé ni aux poissons sous les vagues ni aux chats qui ne dérapent pas sur le verglas, et encore moins à tous les autres humains que je connais. Sur la route pour rentrer de l’école parfois je caresse un chat mais il s’en va, il en a marre de moi, et j’aimerais bien vivre avec un chat qui en ait marre et qui me rappelle qu’il faut en avoir marre, les humains c’est bien embêtant quand ça commence à vous parler et vous ne savez plus quoi répondre, alors vous cherchez dans votre tête ce que les autres disent d’habitude, les humains c’est beaucoup trop compliqué, je ne sens pas leur cœur qui bat quand je les croise dans la rue. Je serais bien embêté de ne pas comprendre des humains qui ne sont que des fantômes, quand je leur donne la main la leur glisse dans les doigts et ils tournent au coin de la rue, mais qui étais-tu ?

En attendant, parce que j’attends toujours ce qui ne viendra jamais, il faut toujours attendre dans la vie en attendre un petit peu attendre beaucoup, je passe la vie à attendre qu’on m’attende et à attendre que cela vienne mais jamais cela n’est venu entièrement, en attendant je fixe cet os noir posé devant mes yeux et je le regarde pour le ronger de mes yeux mais il reste là obstacle devant la neige blanche.

Je ronge le noir je mords l’espace vide et

j’attends qu’il se remplisse.