flocons

La pluie amère et étouffante des grandes villes nous avait fait taire, nous les enfants des brumes de froid et maintenant brouillards de souvenirs, enfants-lignes qui traversaient les choses, les mois, les villes.

« Le noir absolu est revenu de l’autre côté de l’océan, sur les trottoirs goudronnés, sur les quais habités et les immeubles sales de la vie qui crache et qui expire. La verticalité étouffe et les yeux brûlent quand je repense au fjord blanc dans lequel on jetait des cailloux et on faisait la course.

Je repense au sable noir qui s’étalait sous l’avion,

A la paille qui agrippait les vêtements,

Au lac au monstre, rose et jaune la nuit,

Au riz pas bien cuit,

Aux champs de lave le matin en partant dans le bus, éclairés du soleil des dieux, et les nuages faisaient des dessins roses à quatre heures le matin.

Et quand je dors j’ai trop de place et je me dis qu’il manque des choses, j’appelle dans le vide, et j’ai peur de moi-même de vous chercher et de me perdre,

j’ai peur de dormir.

Je ne sais plus quoi vous dire et que dire de Paris, de la Seine impassible qui coule étrangère, qui de loin ressemble à l’océan avec ses mouettes et ses bercements,

mais seulement de loin.

Moi j’ai perdu l’horizon

l’horizontal et l’océan

les claques du vent invisible

l’espace des silences

et le vide.

Je cherche encore l’espace de la lave infinie qui s’étire

les fjords fiers comme des royaumes

et le sable noir poudreux qui est juste assez noir pour délimiter l’horizon.

Je ne sais plus quoi vous dire et que dire de vos rires sous le plafond que je n’entends plus, Atom et Sacha ont oublié de se regarder, Peut-être qu’ils n’ont pas existé.

J’ai perdu les petites islandaises et les petits islandais qui jouent dans ma rue et traversent toutes les cours de toutes les maisons de ces chemins sans remparts, J’ai perdu les grandes islandaises aux couronnes de fleurs et les grands islandais aux gueules d’anges,

Ceux qui marchent nonchalamment, ceux qui laissent vivre et survivent sous les montagnes

le regard couleur océan et les bras encrés des dieux

J’aimerais revoir vos visages et celui des paysages

le soleil qui ne se couche plus et qui éclaire la mer par derrière

et la montagne magique si magique qu’elle est le secret de l’océan

le secret de la baie des fumées

la magie qui renverse l’horizon

et qui renverse nos têtes

sans le secret nous sommes perdus

la ville n’a pas de point de chute

alors on peut toujours continuer de chuter

si Esja n’est plus là pour nous rattraper »

oslo

On dit que seuls les draps se souviennent

de nos chagrins et de nos peines,

de nos étreintes et des caresses.

Les draps froissés l’après-midi sont muets,

désordonnés,

et respirent une odeur de sueur,

une odeur de nuit.

Ils sont refroidis depuis que la lumière éclaire,

remparts contre le soleil ;

déjà ils tombent du lit,

comme la mélancolie.

Ils accueillent la solitude du voyageur et la tristesse de l’éphémère

et les rêves sans étoiles des nuits sans lune.

Les draps sont blancs et mouillés

comme la neige derrière la vitre

et comme nos visages sans masques les soirs d’hiver.

Le blanc s’étend par terre

et prend l’empreinte des visages,

témoin de l’ineffable.

L’essentiel est là,

dans les traces qui plient les draps,

qui portent le souvenir du souvenir.

Mais sur le bout de la langue le souvenir tombe,

tombe pour rappeler l’inénarrable ;

les chagrins et les peines, les étreintes et les caresses,

les nuits sans fond, les jours sans fin, et l’absence des lendemains.


noces

La première chose le matin, ça a été, longtemps, de se retourner pour voir s’il avait neigé.

Dans le sommeil, j’avais rêvé de marcher pieds nus sur les chemins de sable du Jardin de l’Évêché, le pantalon retroussé, les chaussures de toile à la main, comme si je marchais au bord de l’océan et sur le sable blanc. Le sol est chaud, les paumes des pieds collent de moiteur et de poussière. Au loin de la musique, des gens qui dansent, des guirlandes d’ampoules bleu-rouge-jaune, et moi sur le chemin, dans un morceau de nuit d’été.

Est-ce qu’on sort jamais de sa nuit ? Ici, la nuit s’éclaircit, sans été.

Je pense à mon école et aux jeux quand le soleil remontait, je ne pense plus à toi ni à vous, on se lasse d’autrui, je te l’avais dit.

Montagnes inaccessibles à l’horizon, distraction des journées calmes et silencieuses à essayer de lire mais à regarder par la fenêtre, à essayer d’écrire mais à se ressasser les mots dans la tête; distraction des grêlons qui ne sont ni neige ni grêle, qui se déposent sur le goudron et sur la neige, comme des billes de coton.

Je pense à l’école quand il fait beau, revenir à cinq heures avec la veste et le gilet sur le bras, revenir joyeux d’avoir fini.

J’ai l’impression de vous conter les mêmes neiges, ce sont les mêmes mais à chaque fois il y en a une de plus.

Dire ce qu’on ne voit pas

du blanc mouvement et du froid

ça ne se fixe pas

on répète

honey

On a envie de bouffer et de mordre les chairs, mordre la poitrine et mettre les mains sur la peau, enlacer, enfoncer et griffer avant de s’évanouir. Il faut être certain que tu es là pour de vrai, se pincer, agripper ton corps de tout son corps. On a faim des peaux séchées par le vent et des mains abîmées par l’attente, on a faim d’oubli au bout du monde, de voir des yeux sans distinguer leur couleur parce qu’ils sont néons de la nuit sans temps. Bouffer les corps sans être repu et sans avoir faim non plus, s’accrocher aux lambeaux.

Dis-moi pourquoi on a peur, pourquoi les mêmes disharmonies qui ne s’épuisent pas, pourquoi chaque fois chercher le cristal.

C’est une de ces nuits artificielles, à l’obscurité bleutée et tachetée. Les semelles des chaussures collent au sol, dehors le sang, l’urine et les verres brisés. Je cours, soudain il a fallu, il a fallu, tu comprends. On se barre sans dire au revoir et on se retourne pour être certain de ne rien revoir.

En cherchant mes clefs dans les poches j’ai trouvé l’angoisse que je n’avais pas semée sur les trottoirs. J’aurais voulu te la donner, l’enfoncer loin dans ta chair et l’étouffer, et la narguer dans les bras d’une autre.

Je vous le dis juste à vous, au cas où, l’angoisse n’est pas un très bon coup. Elle est belle et fière, et fidèle à la manière d’un ange. Elle est froide et sans surprises. Souvent elle crie, et je me tais. Elle parle toujours de nos projets et de pourquoi, toujours pourquoi, c’est fatigant d’entendre ça. Elle me met les nerfs en boule, j’ai besoin d’air, la tromper et vouloir lui faire mal.

J’ai retiré les mains de mes poches pour faire semblant de n’avoir rien senti, et levé la tête pour la remettre dans les nuages. Mais le ciel était clair et plus lucide que moi, j’ai cligné des yeux pour mieux voir,

et les aurores dansaient sans se soucier de rien, à quatre heures du matin,

sans se soucier le moins du monde de savoir si on les regardait danser,

sans se soucier des mains qui cherchent les visages,

sans regards pour les étoiles, sans compassion pour le vent,

les belles filles furieuses s’élançaient en filaments teintés, nues comme des enfants.

Alors j’ai remis mes mains dans les poches et la tête sur la terre, j’ai caressé l’angoisse du bout des doigts pour lui dire que finalement je ne l’oubliais pas, même si les mains effleuraient d’autres peaux, même si elles griffaient pour laisser des traces, je lui ai dit que ça ne voulait rien dire, que c’étaient des histoires à deux balles, qu’il n’y avait qu’elle et à jamais, ne t’en fais pas.

Je lui ai dit que la nuit j’étais loup, un loup-garou, une histoire bestiale.

Que les sens s’exacerbent et les pupilles se dilatent, on respire plus fort pour distinguer les odeurs, on avance plus grand plus vite. La nuit c’est notre oubli et mon refuge, les masques tombent et se brisent avec les verres, les silhouettes s’évanouissent et se recomposent. On a dit fuck à la brûlure du soleil qui n’exige que le vrai et qui me dit aujourd’hui tu as vieilli et demain tu mourras.

Le matin je retrouve les morceaux de verre brisés et collants d’alcool, blanc, gris, beige, ils blessent mes mains qui cherchent le masque brisé. Je suis une bête ouverte, saignée par les morsures, la peau rêche et tendue, déplumée, nue, paisible d’amnésie, apaisée dans la douleur, le ventre brûlant des tessons de verre, je recherche mon odeur, de nouveau il n’y a plus que moi, on s’apprivoise.

La lumière entre, dépose un voile sur les épiphanies de la nuit, sur les loups qui n’ont pas dormi et sur les anges qui arpentaient les rues. Je n’ai plus qu’à regarder le temps qui dure sous le soleil cru, attendre la nuit.

ekkert mál

Le vent dessine les bruits de la ville. Il souffle jusqu’à la limite.

Nous ne tombons pas, ni les maisons, ni les arbres. Nous fermons les yeux, et baissons la tête pour fuir.

La neige s’incruste dans toutes les fentes, toutes les failles, entre le gant et le manteau, entre le bonnet et l’écharpe, entre la peau et le coton, entre chaque cheveu et jusqu’à la tête. Jusqu’à la tête et il faut mettre les mains sur le visage, contre les oreilles et près des joues, pour se protéger de celui qui souffle sur la ville, qui fait disparaître toutes les montagnes à l’horizon, qui fait disparaître l’horizon, et la mer et le ciel et la terre.

Il n’y a plus d’image, plus de paysage, sous la tempête plus rien à voir. Quand les yeux sont fermés il fait noir, ouverts il fait blanc, ouverts il fait nuit, néant, fermés comme des poings il ne fait plus rien. Pas de couleurs pas de nuances, seul le son mugit près des corps.

Les peaux tendues avancent aveugles. Les corps sont rêches et mouillés, les cristaux de neige attaquent comme des millions d’aiguilles, et piquent, piquent, piquent. Plus personne n’a de visage, il n’y a plus de personnes.

Tout se ramène au centre. La bouche n’articule plus, si les lèvres jettent des mots le vent de suite les avale. Il attaque sans répit, il prend ses aises, s’allonge, écrase. Les paroles s’évanouissent avant de naître, chaque instant de soi se concentre sur le prochain pas et la tête qu’il faut garder bas. Le son du vent emplit tout l’espace, il est la seule perception, le seul monde possible.

Il serait alors si facile d’arrêter de lutter, arrêter de marcher, se recouvrir toute la peau, s’asseoir dans la neige. Il serait facile, alors, de fermer les yeux pour de bon pour ne plus rien essayer,

seulement écouter.

Absolut

Chercher les visages. Comme des fils qui nous retiennent au monde, ils retiennent la vie. Pourquoi je ne suis pas toi et pourquoi tu n’es pas elle, dis-moi pourquoi les phrases s’alignent comme ça et que le son de ma voix n’a pas la même épaisseur que quand c’est toi. Dis-moi pourquoi j’oublie ta voix et pourquoi quand je veux je n’entends que les mêmes mots, how are you, je te dirais i’m good thanks but where are you.

Quand est-ce qu’on rentre dis-moi à la maison, et est-ce qu’on veut rentrer dis-moi pour travailler encore et encore s’enfermer. Ça ne sert à rien de partir si c’est pour s’emmener tout entier, c’est vrai quand on part on ne peut rien effacer, même les kilomètres derrière l’Atlantique.

Toi toi toi toujours toi mais toi ! C’est lui et lui et lui, elle et elle et elle. Lui qui perd ses lunettes, lui qui perd ses idées, lui qui perd un autre lui, lui qui perturbe les cauchemars, lui qui visite les fantasmes, lui qui écrit derrière la mer. Elle qui était la première, elle qui boit pour mieux danser, elle qui pense à lui, elle qui travaille sans un regard pour ici, elle qui danse devant mes yeux sans vouloir me regarder, elle qui perd la vue, elle qui raconte la vie. Vous qui vous dispersez dans les villes pour revenir au moment T vers l’origine. A l’endroit O.

toi toi toi toi toi toi toi toi toi toi toi toi toi

chercher la clef de contact

du toi infini

Nestor #2

Nestor n’est pas un ours comme les autres.

Il est un ours qui murmure sous sa couette quand il est endormi. Il articule des choses que nous les humains nous ne comprenons pas, à moins d’écouter de très très près. Mas nous n’écoutons jamais de très très près, parce qu’aucun humain jamais n’est allé dans la caverne de Nestor. Peut-être que si nous y étions, nous entendrions un bruit rauque et nous dirions que c’est celui des vagues et de l’océan.

Nestor deviendrait l’ours-océan des histoires que nous raconterions.

Nestor dort à même la terre, les graviers grincent entre ses poils. C’est pour ça qu’il passe souvent le balai. « Si ce n’est pas moi qui le fais, personne ne le fera » se dit-il. Il a sûrement raison : Nestor a peu de visite.

Nestor fait des rêves la nuit, et il les écrit le matin dans son cahier de rêves. Ce cahier aussi est souvent sale de graviers. Nestor a beau le laisser sur l’étagère, c’est comme si la terre et la poussière volaient dans toute la caverne. Et pourtant il passe le balai, presque tous les jours.

Nestor n’est pas vraiment un ours-océan. Il ne grogne pas comme la mer, non, il parle comme tout le monde. Comme vous, comme moi. Nous nous entendons, n’est-ce pas ? Je ne suis pas l’homme-océan de vos histoires.

Quand Nestor parle la nuit ses mots résonnent sur les parois de la caverne, ils s’entrechoquent. Les mots sont jetés, ils traversent l’air indéfiniment, rien ne les retient. Ils voyagent dans la nuit, dans les nuages et sur la plaine. Parfois le hérisson se réveille, lève la tête et se prend quelques mots dans les oreilles. Alors il se dit que c’est seulement l’ours de la caverne qui ronfle, et il secoue la tête. Pour le hérisson, Nestor est un ours-dans-le-vent, parce que c’est comme le bruit du vent dans les troncs. Le hérisson ensuite n’arrive jamais à se rendormir pour de bon, et il blâme le vent longtemps en se tournant dans son brouillard.

Nestor ne sait pas quelles oreilles il atteint quand il lance des mots dans la plaine, dans la nuit. Souvent il ne sait même pas qu’il les lance, les mots. Pour lui ce ne sont que des rêves que le matin il s’efforce de retranscrire. Et les rêves ne sont pas réels, n’est-ce pas ? Nestor pense que tout se passe sous sa peau, sous la fourrure très épaisse, là-bas très profond. Alors Nestor se sent seul, ces matins-là quand il se réveille et qu’il ne raconte ses voyages fantasmés qu’à lui-même.

Mais les paupières du hérisson se froissent quand il veut voir le soleil. À l’aube seulement, le vent s’est tu.